Tiré du journal belge Le soir
Jules Alingete Key est l’un des hommes les plus redoutés du Congo, faisant trembler fraudeurs et corrompus et mettant en cause les contrats chinois qui ont grevé les finances du pays. Il estime que les Chinois se sont « accommodés du laxisme qu’ils ont trouvé au Congo ».
Jules Alingete, né en 1963, est aujourd’hui l’un des hommes les plus redoutés de la RDC. Il a gravi tous les échelons d’une carrière consacrée au contrôle des finances publiques : après des études en sciences économiques, il devient expert-comptable agréé, conseiller au ministère de l’Economie et spécialiste en fiscalité. Depuis trois ans, il est inspecteur général en chef des finances du Congo (IGF) avec qualité d’officier de police judiciaire, ce qui lui permet de déclencher les poursuites judiciaires en cas d’infractions. Ses rapports sont directement adressés au chef de l’Etat.
Quelles sont les missions de l’Inspection générale des Finances ?
Examinant comment sont gérés les fonds publics, nous relevons les faits de détournement, de corruption. Nous menons des audits, contrôles et vérifications de tous les services publics, entreprises, provinces, entités locales, ministères afin de vérifier la bonne utilisation des biens et fonds publics. Nos contrôles peuvent se dérouler sur des faits passés, mais ils portent aussi sur des faits actuels. Nous travaillons même a priori, avant que l’acte soit posé, dans un but de prévention et d’éducation.
Quelles sont les plus grosses affaires que vous ayez eues à traiter ?
J’en épinglerais cinq, liées à la corruption et au détournement des deniers publics. Le contrôle de la Banque centrale du Congo est le premier : nous avons découvert des cartes de crédit détenues par des fonctionnaires, des politiciens. Directement connectées au compte général du Trésor via des banques commerciales, ces cartes pouvaient être utilisées à tout moment. Le compte de l’Etat pouvait ainsi être débité pour des montants extrêmement élevés, s’élevant à 10.000 dollars par jour et des achats pouvaient atteindre le même montant. Le Trésor congolais a ainsi perdu beaucoup d’argent.
L’audit du secteur forestier de la RDC – une démarche en rapport avec le moratoire auquel le Congo avait adhéré – est la deuxième affaire. Malgré les engagements pris auprès de la communauté internationale, des permis d’exploitation ont continué à être délivrés par des membres du gouvernement en charge du secteur forestier. A la suite de notre rapport, l’actuel ministre de l’Environnement a annulé des concessions forestières.
L’audit du secteur minier a été la troisième affaire importante : l’examen de tous les contrats conclus entre 2010 et 2020 par la Gécamines (la Société générale des carrières et des mines) a révélé des faits graves de bradage des actifs miniers. Le mode opératoire de la fraude et du bradage dans ce secteur minier ayant été mieux compris, des dispositions ont pu être prises. Entre 2010 et 2020, la Gécamines a réalisé près de 2 milliards de dollars de bénéfices et 97 % de ce montant a été dilapidé dans des dépenses de fonctionnement et collations. Alors que la Gécamines devait renouveler son outil de production et relancer ses activités, aucun investissement n’a été réalisé et la société détient une dette sociale très salée.
En outre, près de 612 millions de dollars, payés par la Gécamines à l’Etat congolais au titre des impôts dus en 2010 et 2019 et versés au compte du Trésor, ont disparu au niveau de la Banque centrale du Congo.
L’affaire des contrats chinois, opaques et déséquilibrés, est retentissante…
L’audit des contrats chinois est la quatrième mission marquante. Ce contrat appelé « minerais contre infrastructures » a été conclu à la suite d’une convention fixée en 2008 entre la RDC et quelques entreprises chinoises : aux termes de ce contrat, la RDC devait donner des gisements riches en minerais à des sociétés chinoises. En retour, ces dernières devaient apporter des moyens financiers permettant l’exploitation de ces gisements. Il était convenu que les deux parties se partagent les gains résultant de cette exploitation.
L’évaluation de ces contrats a révélé, au détriment de la RDC, des disparités dans la répartition des avantages générés par la convention. La répartition du capital dans l’exploitation commune en est un exemple : le Congo, qui avait apporté le gros des affaires – c’est-à-dire ses mines les plus riches, dont la valeur était estimée à plus de 90 milliards de dollars –, a reçu 32 % des parts lors de la constitution d’une société commune, la Sicomines. La partie chinoise qui n‘avait rien apporté a reçu, quant à elle, 68 % des parts.
La société ainsi créée a fonctionné sur la base d’emprunts qui furent contractés auprès des banques chinoises à des taux trop élevés, de l’ordre de 12 % d’intérêt, emprunts que Sicomines devait rembourser. Les Chinois ont profité du laxisme de certains Congolais qui se sont enrichis insolemment. L’apport réel des entreprises chinoises n’ayant pas été retracé, on n’a jamais compris comment la partie chinoise avait pu s’assurer 68 % des parts…
La répartition des gains de la Sicomines a été déséquilibrée : selon les études menées par l’IGF, le total des gains, après 15 ans d’exploitation, était estimé à 10 milliards de dollars. Alors qu’en principe, Sicomines aurait dû donner à l’Etat congolais 32 % des gains résultant de l’exploitation des sites miniers, l’Etat congolais n’a reçu que 822 millions de dollars. Cette somme aurait dû servir au remboursement des emprunts que l’Etat avait contractés pour construire les infrastructures. La valeur des infrastructures prévues était estimée à 3,2 milliards de dollars, sous forme d’écoles, de routes, d’hôpitaux, d’universités. Certes, des emprunts ont été contractés, mais les fonds libérés par les contrats chinois ne furent pas affectés à la réalisation des travaux promis. Il s’agit désormais de rééquilibrer les avantages entre les parties. Certains Congolais se sont enrichis grâce à ces contrats : si les fonds n’ont pas abouti dans les caisses de l’Etat, c’est qu’ils ont été utilisés à d’autres fins…
Vous avez aussi découvert des infrastructures qui avaient été financées à la fois par Sicomines et par le Trésor public, à tel point qu’aujourd’hui, on ignore qui a financé quoi…
A cela s’ajoute le problème de la qualité et du prix de ces infrastructures : des contre-expertises ont révélé des surfacturations allant du simple au double, la qualité de certaines routes s’est révélée en dessous de la moyenne. La RDC a été pratiquement mise de côté lors du contrôle de la Sicomines : le président de la société était un Chinois de même que 70 % des membres du Conseil d’administration.
Quant à la gestion quotidienne de la société, le directeur général était Chinois ainsi que les trois directions principales, production, finances et commercialisation. Le directeur général adjoint, un Congolais, n’avait qu’un rôle protocolaire, le directeur général avait sa résidence en Chine et en son absence, c’est le DG commercial ou technique qui assurait l’intérim. Comment, dans de telles circonstances, aurait-on pu donner des informations fiables sur la politique commerciale ou sur le fonctionnement de Sicomines ?
Cette société se comportant comme un Etat dans l’Etat, il était impossible d’accéder à ses données financières. Il a fallu attendre dix ans pour qu’en 2021, cette société accepte de déposer ses états financiers auprès des autorités congolaises. Qu’il s’agisse de la finance, de la production, de la politique commerciale, les Chinois géraient tout, c’est en chinois que leurs instruments étaient paramétrés. Les ingénieurs congolais ne maîtrisaient pas la situation…
En outre, la production de la Sicomines étant vendue aux entreprises chinoises, le prix de vente était estimé à la moitié du prix normal. J’en conclus que les dix milliards générés par Sicomines en quinze ans ne représentent en fait que la moitié de la réalité… Ces éléments expliquent pourquoi le président de la République a décidé que ce contrat chinois devait être revisité afin de rééquilibrer les avantages entre les parties.
L’audit du fichier de la paie des fonctionnaires de l’Etat a aussi été un autre dossier important pour vous.
1.426.000 fonctionnaires étaient concernés et leur salaire représentait 350 millions de dollars par mois.
L’audit a révélé de nombreux dysfonctionnements : des gens disposaient de plusieurs numéros de matricule et se faisaient donc payer plusieurs fois, d’autres disposaient des mêmes numéros que d’autres agents et ils étaient donc fictifs, d’aucuns se faisaient payer sur les listes de plusieurs services, par exemple le ministère de l’Enseignement ou celui du Plan, d’autres bénéficiaires n’étaient pas connus par le service censé les employer…
Un quart des noms figurant sur les fichiers étant sujet à caution, l’IGF a demandé le nettoyage général de ces fichiers. Les ministères des Finances, du Budget, du Travail se chargeront de cette tâche et ensuite le ministère des Finances fera rapport au gouvernement.
Avez-vous une idée de l’argent perdu dans toutes ces affaires et qui pourrait être récupéré ?
L’équivalent de 70 millions par mois a été récupéré sur la paie des agents de l’Etat ! En quinze ans, les contrats chinois nous ont fait perdre 10 milliards de dollars américains à cause de la mauvaise gestion de notre convention.
Plus de 50 autres contrats miniers importants contenant des irrégularités graves ont été examinés. La Gécamines, chargée de gérer l’ensemble de ces contrats miniers, a encaissé des redevances atteignant les 10 milliards de dollars. Mais 97 % de ce montant a été dilapidé dans des dépenses de fonctionnement et placé en investissements. Et cela alors que la société aurait dû renouveler son outil de production et financer sa relance… Cela explique la « dette sociale » que représentent les arriérés à payer au personnel. Quant à l’affaire des cartes de crédit, elle nous a fait perdre entre 50 et 60 millions de dollars.
En outre, près de 612 millions de dollars payés sous forme d’impôts à la Banque centrale du Congo n’ont pas été rétrocédés au compte central du Trésor public ; cet argent a disparu…
Nous n’avons pas encore audité les frais de fonctionnement de l’armée, de la police nationale, des services de renseignements, ces deux structures disposant de corps d’inspection interne. Quant aux enseignants, ils ont été payés car ils sont prioritaires.
Face à cette généralisation de la corruption, qui incriminez-vous ?
Ces problèmes de corruption méritent une analyse dans le temps. La RDC a longtemps vécu dans un système où la corruption était considérée comme un fait normal ; les gens ne se rendaient pas compte que cette pratique hypothéquait le développement de toute une nation. Le président actuel a voulu dynamiser tous les services de contrôle des finances publiques. Depuis 2020, trois services luttent contre le détournement des deniers publics. La stratégie des organes de contrôle est de publier des rapports tout de suite, ce qui provoque un tollé général. C’est alors à la justice qu’il revient d’examiner les dossiers et de trancher.
La justice étant indépendante, nous devons nous abstenir de commenter ses décisions, entre autres lorsque de grands dignitaires se retrouvent blanchis… De manière générale, il nous faut rééquilibrer les avantages entre les parties pour pouvoir nous lancer dans la reconstruction du pays. Les Chinois se sont accommodés du laxisme qu’ils ont trouvé au Congo. A nous de rendre les contrats avantageux pour toutes les parties. Il appartiendra à la justice d’établir les responsabilités des Congolais eux-mêmes…
Comment avez-vous réagi à l’enquête Congo Hold-up, menée par un consortium de journalistes d’investigation dont ceux du « Soir » ?
Cette affaire concernait le détournement de 43 millions de dollars appartenant à la Banque centrale du Congo mais logés dans ses comptes auprès de la BGFI Bank. Ce qui n’a pas été correctement souligné, c’est que l’IGF avait participé à l’enquête Congo Hold-up ! Sur plusieurs dossiers nous avons partagé les mêmes conclusions.
Cependant, pour l’IGF, les 43 millions de dollars qui avaient disparu des comptes de la Banque centrale du Congo auprès de la BGFI avaient été piqués par cette banque commerciale. Par contre, pour les médias impliqués dans l’enquête Congo Hold-up, la BGFI avait pris cet argent pour servir le camp Kabila. L’IGF ne disposait d’aucune preuve permettant de soutenir cette affirmation.
La différence entre les enquêtes de services tels que le nôtre et celles des ONG réside souvent dans la production des preuves matérielles des affirmations. A l’IGF, nous devons rester apolitiques et les résultats de nos enquêtes doivent être soutenus par des preuves matérielles probantes. A ce jour, la BGFI Bank a déjà reconnu les faits mis à sa charge par l’IGF et elle a même déjà remboursé près de 40 millions de dollars à la Banque centrale du Congo.
Notre seul élément de référence est le fait de toucher aux fonds publics : qui que vous soyez, nous, sans considération politique, on va s’intéresser à vous…