(Tribune de Dr Ngashi Ngongo Alain, Directeur Exécutif, ICHESS).
Faisant suite à la propagation de la pandémie de la maladie au Coronavirus (COVID-19) dans le monde, la RDC a enregistré son premier cas le 10 mars à Kinshasa d’un sujet congolais résidant en France et arrivé au pays deux jours plus tôt. Depuis lors, la pandémie à la COVID-19 s’est propagée pour atteindre au 25 mai 2.403 cas confirmés dans 7 des 26 provinces de la RDC. A Kinshasa, la majorité des cas sont enregistrés dans au moins 10 des 24 communes. Déjà le 24 mars, juste deux semaines après l’annonce du premier cas de COVID-19 en RDC, le Chef de l’Etat décrétait un état d’urgence qui interdisait notamment tout voyage entre Kinshasa la capitale et le reste de la RDC. Deux semaines plus tard, la commune de la Gombe, qui était l’épicentre des cas de COVID-19 en majorité importés de l’Europe, fut confinée par le gouverneur de la ville le 6 avril pour limiter la propagation de la COVID-19 aux autres communes.
Le bilan des premières 11 semaines de la pandémie en RDC révèle, qu’en dépit de nos nombreuses difficultés, la progression a été lente. A la date du 25 mai, la RDC a enregistré seulement 23 cas de la COVID-19 pour 1 million d’habitants en comparaison avec des pays africains comme le Rwanda, le Nigeria, le Cameroun et l’Afrique du sud qui ont rapporté respectivement 25 cas, 26 cas, 166 cas et 322 cas pour 1 million d’habitants à la fin de leurs premières 11 semaines et l’Europe et les USA qui ont eu respectivement 725 et 928 cas pour 1 million d’habitants. En outre, à la date du 25 mai, le taux de létalité parmi les cas de la COVID-19 rapportés en RDC estimé à 2,8% (68 décès sur 2.403 cas) est parmi les plus faibles. L’Europe et les États-Unis ont fait état de taux de létalité plus élevés, respectivement de 8,8% et 6%. Les experts s’accordent sur la jeunesse de la population comme l’un des facteurs qui contribueraient au faible taux d’incidence et de létalité de la COVID-19 en Afrique en comparaison avec les populations vieillissantes et plus vulnérables de l’Europe et des Etats-Unis. Dans le contexte de la RDC, on y ajouterait aussi la réaction rapide du gouvernement et notre expérience avérée dans la gestion des épidémies, et en particulier l’épidémie de la maladie à virus d’Ebola dont les mesures de contrôle sont proches de celles prônées dans la lutte contre la COVID-19. Cependant, ces résultats sont à interpréter avec prudence à cause du faible taux de dépistage en RDC estimé à ce jour à environ 84 tests pour 1 million habitants.
Au regard de l’évolution récente de la pandémie pendant les quatre dernières semaines, il y a lieu de s’inquiéter. Le nombre des cas de la COVID-19 a augmenté d’environ 50% par semaine et le nombre total des cas est passé de 442 cas le 26 avril à 2.141 cas le 24 mai, soit un quintuplement en 4 semaines. A cette allure, la RDC dépasserait les 15.000 cas en fin juin et 100.000 cas en fin juillet. A ce stade-là, les capacités de financement, de prévention, de dépistage, de prise en charge et de surveillance épidémiologique seraient largement dépassées avec des conséquences incalculables sur un système de santé déjà faible dans un contexte des épidémies et des urgences à répétition et une mortalité de fond élevée. Pendant la crise d’Ebola en Afrique de l’ouest, il avait été démontré qu’une augmentation considérable des cas contagieux dans une urgence épidémiologique peut réduire considérablement l’utilisation des soins de santé primaires destinés aux populations les plus vulnérables tels que les accouchements, la vaccination, et la prise en charge des maladies telles que le paludisme, la diarrhée et les infections respiratoires. La conséquence serait une augmentation des cas de maladies liées aux autres causes et une mortalité élevée dans la population, surtout chez les femmes et les enfants, qui dépasse celle attribuable à l’épidémie.
C’est pourquoi, des ajustements importants s’imposent à ce stade de la riposte pour être encore plus efficace dans un contexte de pauvreté et des ressources limitées et se projeter dans le long terme, mettant à contribution les riches expériences acquises dans le contrôle de l’épidémie de la maladie à virus d’Ebola en RDC et en Afrique de l’ouest. Nous voudrions recommander une réponse qui revêt les cinq caractéristiques suivantes dans la deuxième phase de la riposte à la COVID-19 en RDC :
Une réponse décentralisée : Avec l’augmentation des cas de COVID-19 et des localités affectées, il devient indispensable de déléguer davantage la gestion de la riposte aux responsables et aux leaders locaux pour plus d’appropriation et une adaptation plus efficace des mesures de lutte. Au pic de la riposte à l’épidémie de la maladie au virus d’Ebola, la gestion de la riposte était décentralisée dans chacun des épicentres de la propagation de la maladie. Aussi, l’Organisation mondiale de la santé conseille aux Etats Membres de décentraliser la réponse à la pandémie de la COVID-19. A Kinshasa, une ville métropolitaine de plus de 10 millions d’habitants, la décentralisation de la gestion de la riposte à la COVID-19 devrait passer par l’établissement des comités locaux de riposte au niveau des communes et des quartiers, avec l’appui de leurs zones de santé respectives. La responsabilité de ces comités consisterait à mobiliser les ressources humaines, matérielles et financières ; coordonner et harmoniser les actions des acteurs, superviser les interventions sur terrain, mobiliser et engager les communautés et contrôler l’efficacité de la riposte.
Une réponse accompagnée : Aujourd’hui quand on visite certaines parties de la ville de Kinshasa, on se croirait encore en 2019 avant le déclenchement de la pandémie à la COVID-19 comme on ne voit presque pas l’application des mesures de prévention préconisées telles que la distanciation sociale, le port des masques et l’hygiène des mains. Un masque coûte en moyenne 1000 francs congolais et un seul individu a besoin d’environ 3 masques par jour, pour un coût moyen de 3000 francs congolais par jour. Cette mesure ainsi que le confinement des ménages sans assistance financière sont quasiment impossibles à mettre en pratique dans le contexte de la RDC où 76% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté de 1.9 dollars américains par jour et plus de 70% de cette population dépend du secteur informel présentement au ralenti à cause du confinement imposé avec les mesures d’urgence de la COVID-19. Dans la riposte à l’épidémie de la maladie au virus d’Ebola, les familles affectées avaient reçu des rations alimentaires de 4 semaines, une assistance matérielle selon les besoins et les enfants en âge scolaire avaient bénéficié des repas scolaires. Dans la riposte à la COVID-19, le gouvernement devrait au minimum prendre en charge la production et la distribution gratuite des masques en tissu à usage multiple et assurer une sécurité alimentaire et/ou financière pour couvrir les besoins de première nécessité des familles confinées dans les zones affectées. Cet accompagnement requiert un partenariat public privé fort et gagnant-gagnant en raison des graves conséquences de la COVID-19 sur l’économie de la RDC.
Une réponse communautaire : Nous avons récemment assisté à des scènes de mécontentement dans certains quartiers de Kinshasa, démontrant une incompréhension totale entre les acteurs de la riposte et la population avec des accusations jusqu’à dire que des familles se sont vues offertes de l’argent pour accepter que leurs morts aient succombé de la COVID-19. Certaines personnalités populaires ont questionné sur les médias sociaux l’existence de la COVID-19 en RDC en dépit des informations diffusées sur les chaînes internationales. Dans la riposte à l’épidémie de la maladie au virus d’Ebola, face au rejet et à la désolidarisation de la population, les activités de mobilisation, de sensibilisation et d’éducation pour le changement de comportement avaient été remises à la société civile et aux leaders communautaires formés et encadrés par les équipes techniques de la riposte. Les expériences à travers le monde et y compris en Afrique ont montré que, quelque soient les moyens mis en place, toute bataille contre une épidémie se gagne dans, avec, et par la communauté. Dans la riposte à la COVID-19, la priorité devra être orientée vers le renforcement de l’engagement communautaire pour une plus grande implication et appropriation des acteurs communautaires (leaders d’opinion, chefs religieux, groupes des femmes, groupes des jeunes, organisations de la société civile) dans chaque commune et dans chaque quartier avec l’encadrement technique, financier et matériel de l’équipe de coordination de la COVID-19. A cet effet, et aussi pour cette même raison, il sied de bâtir un leadership de proximité au sein de la communauté qui ait la confiance de cette communauté pour mener la bataille au sein de la communauté. Ici il est important de se défaire de cette idée que les autorités politiques, administratives ou culturelles locales constituent automatiquement des personnes influentes qui puisse positivement influencer celle-ci dans la lutte contre l’épidémie. Au contraire, certaines recherches ont montré qu’en Afrique il existe souvent une méfiance de la population vis-à-vis de ces autorités et ce, pour multiples raisons. Il faut donc identifier au sein de ces communautés des personnes en qui elles font confiance et qui ont des qualités de leadership avéré et une influence certaine. Autrement, la décentralisation de la lutte contre l’épidémie peut aboutir à une totale cacophonie avec des résultats pire qu’avec un système centralisé.
Une réponse dynamique et évolutive guidée par la recherche : : Avec l’évolution de la pandémie, il devient indispensable de mettre en place des mécanismes de révision régulière de la riposte en cours d’action soutenue par la recherche opérationnelle afin de capitaliser sur les interventions qui marchent et adapter la réponse à l’évolution de la pandémie, à l’attitude de la population et aux changements des réalités du terrain. Dans la riposte à l’épidémie de la maladie au virus d’Ebola, la commission de communication avait mis sur pieds un noyau technique avec des anthropologues qui entreprenaient de la recherche socio-anthropologique et analysaient régulièrement les rumeurs au niveau de la population pour recommander des ajustements des stratégies et des activités de la riposte de façon à répondre efficacement aux préoccupations de la population et demeurer pertinent au contexte de l’est de la RDC. Avec la COVID-19, des nombreuses rumeurs et des mécontentements ont circulé et ont été même portés à l’attention des autorités politiques et sanitaires. La gestion de ces rumeurs et d’autres changements dans la pandémie requiert une structure et une organisation reconnues et soutenues pour faciliter cet accompagnement technique indispensable dans ce type d’urgence.
Une réponse ancrée sur le renforcement du système de santé en vue d’un impact à long terme : Nous en venons à accepter la réalité que la COVID-19 sera avec nous pendant longtemps et que la stratégie actuelle de confinement ne peut perdurer à cause de son impact indirect néfaste sur l’économie des nations et le bien-être social des populations. Donc, ses conséquences socio-économiques seraient plus sévères que son effet direct sur l’augmentation de la morbidité et de la mortalité. C’est pourquoi la RDC doit se doter d’un système de santé suffisamment fort et résilient, à même de protéger son personnel et d’intégrer des mesures efficaces de prévention et de contrôle des infections pour qu’il ne se transforme pas lui-même en foyer de distribution de la COVID-19 et autres maladies pouvant nuire à la santé des populations telles que Ebola. Ainsi, la relance et le financement du plan stratégique national pour la couverture sante universelle deviennent une grande priorité à remettre sur la table du gouvernement du premier ministre Ilunga Ilukamba et permettre que la réponse d’urgence à la COVID-19 aille ensemble avec la couverture santé universelle pour assurer une bonne transition de l’urgence vers le développement sanitaire durable.
Avec la volonté et la détermination, la RDC peut limiter l’impact de la COVID-19 sur les pertes en vies humaines et transformer la crise de cette pandémie en une opportunité pour rebâtir un système de santé plus fort et plus résilient. C’est la leçon tirée de la grande épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest. « Toute adversité contient, en même temps, une graine d’opportunité équivalente » (Napoléon Hill, 1937).