Il est ancien coordonnateur de la Fondation Famille Dan Gertler. Mais cela n’a rien enlevé en lui ses facultés de philosophe. Et depuis un certain temps, François Ndjeka livre une série des réflexions sous forme des tribunes en rapport avec la situation sociopolitique en République Démocratique du Congo, dont celle, treizième du genre, que scooprdc.net publie intégralement.
Par rapport à la souffrance et à la maltraitance, il existe un seuil au-delà duquel on ne peut supporter ! Les Congolais semblent avoir dépassé ce seuil de tolérance. Car ils supportent stoïquement la maltraitance qu’on inflige à leurs cerveaux, à leurs psychismes, à leurs intelligences, à leurs cœurs et à leurs ventres. Les psychologues appellent cet état « la résilience », c’est-à-dire cette capacité que l’on a de résister aux aléas de la vie. Et cette capacité d’absorber les chocs, de se réorganiser pour continuer à vivre comme si de rien n’était, les Congolais en ont fait leur pain quotidien. La conséquence de cet état d’esprit est ce haut niveau d’adaptabilité du Congolais face à la crise multiforme qui le terrasse.
En RDC, le prix du pain, du poulet, du sucre peut passer du simple au double et cela, en l’espace de quelques heures, le Congolais s’adaptera toujours et demandera à Jésus de lui venir en aide. De même, on peut lui restreindre ou lui barrer carrément l’accès à l’Internet, il adoptera toujours la même posture. On dirait que les autres voies de lutte ou de revendication lui sont brusquement devenues inaccessibles !
Le mal vivre engendré par la crise aux multiples facettes qui bouscule le Congolais et qui a cassé les codes, les repères, les valeurs, les croyances et les frontières entre le bien et le mal n’a pas encore réussi à créer en lui cette révolte intérieure capable de le pousser à mettre en route les moyens conséquents pour le juguler.
Cette crise aurait pu faire émerger une volonté ferme et déterminée de changement, une quête d’émancipation et d’auto-affirmation. Les Congolais auraient pu instaurer une dynamique décomplexée visant une rupture radicale du lien avec la souffrance qui l’accable. Mais au lieu de cela, ils ont choisi de patienter ! Ils patientent devant l’inqualifiable dégradation de leurs conditions de vie et de l’assombrissement de leur horizon. Le chômage, la précarité, la privation des libertés, l’absence de perspectives pour la réalisation de ses légitimes ambitions sont devenus des hashtags des préoccupations quotidiennes du Congolais.
Quant à la partie de sa jeunesse qui étudie au supérieur, on a cimenté en eux le culte de la célébrité, ce qui les a convertis en une génération d’admirateurs fanatiques. Ils cultivent en eux des rêves narcissiques de gloire, ce qui les conduit à s’identifier aux gens « célèbres », devenant parfois des chantres de la médiocrité et de la banalité. Se sont-ils un seul jour demandés pourquoi leurs aînés de Louvanium, eux qui avaient les meilleures conditions d’étude et de vie sur leur campus se sont révoltés en 1969 ?
Aujourd’hui, comment peut-on s’expliquer le fait que ce sont ces étudiants, qui sont obligés de payer cher, en espèces sonnantes et trébuchantes, leurs études voire leurs logements sur le campus et qui vivent parfois pendant de longs mois sans eau ni toilettes, qui soient justement ceux qui sont le plus portés à la patience et à la résilience ?
Les périodiques surgissements de leurs énervements sont marqués par l’alternance de la parole et du silence, du chaud et du froid, de sorte que les observateurs ne savent pas quoi en penser !
Le philosophe est celui qui n’a pas peur de spéculer. Effectuer un décollage conceptuel est un exercice quotidien en philosophie. C’est ainsi que les attitudes, les propos, les faits et gestes sont regardés dans une approche herméneutique qui intègre l’effort contemporain d’analyse critique. C’est ce qui justifie ce regard parfois naïf que je pose sur le vécu congolais dans une approche non seulement herméneutique mais aussi phénoménologique.
Je me rends à l’évidence que les Congolais sont devenus comme les habitants du désert qui, à force de vivre dans le désert, finissent par s’habituer aux rudes conditions de vie du désert, au point de croire qu’ils vivent dans une oasis ; jusqu’au jour où les tempêtes de sable leur font prendre conscience qu’ils vivent dans un désert.
Et nous, Congolais, sommes-nous tellement habitués aux conditions de vie du désert au point que nous ne ressentons plus la nécessité et le besoin de vivre dans une oasis ? C’est là, la question que je vous pose !
François Ndjeka
Philosophe